SALMAN LE PERSE
Iranien mazdéen converti au christianisme puis à l’islam, compagnon du prophète Mohammad et fidèle disciple de l’Imâm ’Alî (as), Salmân le Perse (Salmân al-Fârisî), qui fut également surnommé Salmân le Pur est une personnalité centrale de l’histoire de l’islam du fait des liens étroits qu’il entretint avec le Prophète, mais également de par son influence sur de nombreux courants mystiques et soufis, ainsi que sur la gnose d’inspiration chiite jusqu’à aujourd’hui. Au-delà de sa dimension historique, le personnage de Salmân est également l’archétype par excellence de l’expatrié et de l’exilé (gharîb) ayant abandonné toute attache matérielle pour partir en quête de la Vérité. Selon certains récits de la tradition musulmane, il fait partie des « proches de Dieu » (moqarrabûn) et des croyants ayant réussi à conjoindre une connaissance parfaite des réalités divines à une foi profonde et sans faille, ceux que le Coran désigne comme « ashâb al-yamîn » (les compagnons de la droite). [1]
Outre l’insigne honneur d’avoir été considéré comme l’un des membres de la Famille du Prophète (Ahl al-Bayt), il a également été surnommé l’imâm, le juge sage, l’héritier de l’islam, le savant reconnu ; tous ces surnoms évoquant son statut éminent dans l’islam, et plus particulièrement dans le chiisme et certains courants mystiques. Salmân le Perse a également été l’objet d’attention des grands orientalistes français Louis Massignon – il ira même jusqu’à jouer un rôle central dans son parcours spirituel personnel – et Henry Corbin pour qui Salmân est l’archétype même du gnostique achevé, détenteur du sens profond des révélations prophétiques antérieures. Initiateur par excellence, Salmân le Perse reste vivant dans la conscience gnostique jusqu’à aujourd’hui, et son rôle transhistorique n’est pas sans rappeler le motif de Khezr-Elie qui joua un rôle central dans la formation de grands mystiques tels qu’Ibn ’Arabî. Outre sa personnalité exceptionnelle, Salmân le Perse fait donc partie de ces maîtres invisibles au monde (ostâd gheibî) mais présent au cœur de certains fidèles « exilés » (ghorabâ), présence faisant écho à la rencontre en songe du pèlerin mystique avec un adolescent d’une beauté parfaite dans le Récit de l’archange empourpré de Sohrawardî : « O jouvenceau, d’où viens-tu donc ? Et le Maître de répondre : « Enfant ! Tu fais erreur en m’interpellant ainsi. Je suis, moi, l’aîné des enfants du Créateur, et tu m’appelles « jouvenceau » ? » [2]
Itinéraire d’un parcours spirituel hors du commun :
S’il a parfois été dénié à Salmân le statut de personnage historique [3], la réalité de son existence semble être attestée par la tradition islamique comportant de nombreux récits à son sujet ; elle a été par la suite largement confirmée par les recherches de plusieurs grands orientalistes occidentaux. Il existe de nombreuses versions de sa biographie plus ou moins étoffées d’anecdotes souvent invérifiables. Cependant, en nous basant sur les éléments qui leur sont communs, Salmân serait né dans la ville de Jayyân en Perse, près de l’actuelle Ispahan, dans une famille mazdéenne de grands notables, aux alentours de l’an 568. Il portait alors le nom de Roozbeh et dès son enfance, son père lui confia la charge d’entretenir le feu sacré – qui ne devait jamais s’éteindre – dans l’âtashkadeh [4] local. Un jour, touché par des chants religieux venant d’une église, Salmân demanda qui pouvait être loué d’une si belle façon. Bouleversé par sa découverte du christianisme, il se mit à réfléchir sur ses croyances, trouvant dès lors illogique que la divinité mazdéenne – en l’occurrence, le feu – ait besoin d’être entretenue par l’homme sous peine qu’elle ne s’éteigne (cette démarche rationnelle n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’Abraham décrite dans le Coran, qui refuse d’adorer le soleil, la lune et les étoiles, en se basant sur le fait que tout ce qui disparaît ne peut être digne d’être adoré comme Dieu). [5] Il embrassa dès lors la religion chrétienne. En apprenant la nouvelle, son père furieux décida de l’enfermer dans un cachot. Il parvint néanmoins à s’enfuir et se rendit en Syrie où il suivit un enseignement religieux auprès de plusieurs évêques et moines chrétiens. Il apprit de l’un de ses maîtres la prochaine venue d’un prophète destinée à clore le cycle des révélations prophétiques ainsi qu’à faire revivre la vraie religion originelle d’Abraham. Ce prophète devait être reconnu par une série de « signes » que lui enseigna son maître : il sera arabe, portera sur son dos l’empreinte du « sceau de la prophétie », et acceptera de recevoir des cadeaux mais non les aumônes (sadaqat). A la suite du décès de son dernier maître, il se mit en route vers l’Arabie, lieu de naissance annoncé du futur prophète. Il fut cependant trahi par ses compagnons de route et vendu à titre d’esclave à un juif de Médine appartenant à la tribu des Banû Qurayza. Il fut ensuite cédé à un autre juif résidant dans la ville de Qubâ, près de Médine, et dû travailler durement dans une palmeraie. Ayant un jour appris qu’un nouveau prophète se dirigeait vers Médine, Salmân vint à sa rencontre avec l’intention de vérifier s’il portait les signes indiqués par son maître : il lui offrit tout d’abord un plateau de dattes sous forme d’aumône, que le prophète accepta en les offrant à ses compagnons sans en manger lui-même. Quelques jours après, il mangea les dattes que Salmân lui offrit cette fois-ci à titre de cadeau. Enfin, il entraperçu le sceau de la prophétie sur la nuque du Prophète. Ayant ainsi reconnu l’ensemble des signes qui lui avaient été annoncés, il se converti à l’islam. [6] Le prophète Mohammad ainsi que ses compagnons l’aidèrent par la suite à remplir les conditions fixées par son maître pour l’affranchir de sa condition d’esclave : plusieurs kilos d’or, ainsi que la mission de planter trois cents jeunes pousses de dattiers et les entretenir jusqu’à ce qu’ils croissent normalement. Salmân devint par la suite l’un des proches compagnons du prophète. Il se définissait désormais comme « Salmân, fils de l’islam issu des enfants d’Adam ». [7] Selon Martin Lings, Salmân était également un artisan et un barbier, exerçant notamment la fonction de circonciseur. [8] Il se distingua rapidement par sa bonté, sa piété, ainsi que par son intelligence et son érudition : il maîtrisait l’ensemble des sciences de son époque et avait une connaissance approfondie du zoroastrisme ainsi que des Ecritures. En outre, il acquit rapidement une parfaite maîtrise de la langue arabe et fut le premier à commencer une traduction du Coran dans une langue étrangère, le persan. [9] Salmân fut également un habile stratège qui, lors de la bataille du fossé ou des « Coalisés » [10](ghazwa al-khandaq), suggéra au Prophète de creuser une tranchée autour de Médine afin de rendre inefficientes les charges de cavalerie des Coalisés d’Abû Sûfiân : en effet, au bout d’un mois de siège, ces derniers durent finalement renoncer à prendre Médine. [11] Cette technique de guerre, utilisée par les Perses mais inconnue des Arabes de l’époque, consacra donc la victoire des musulmans, malgré leur infériorité en termes d’hommes et d’équipement. [12] A l’issue de la victoire, les ansârs12 et muhâjirûns [13] commencèrent respectivement à louer Salmân et à le considérer comme l’un des leurs. Le prophète fit alors cette réponse devenue célèbre : « Salmân n’appartient ni au clan des ansârs ni à celui des muhâjirûns, mais il fait partie de nous, les Gens de la Famille (Al-Salmân minnâ Ahl al-Bayt [14]) ». Le fait que Salmân soit considéré comme un membre des « Ahl al-Bayt », expression faisant dans son sens premier référence aux personnes les plus proches du prophète Mohammad (saaw) par les liens du sang, confère un sens nouveau à la notion de « famille » en ne la fondant plus exclusivement sur les liens du sang, mais également sur la proximité spirituelle. Cette dimension est également évoquée dans le Coran lorsque, suite à la mort de son fils ayant refusé de croire au déluge et de monter dans l’Arche, Noé s’adresse à Dieu en ces termes : « O mon seigneur, certes mon fils est de ma famille, et Ta promesse est vérité » [15] et Dieu de répondre : « O Noé, il n’est pas de ta famille (innahu laysa min ahlika) car il a commis un acte infâme » [16]. Nous voyons donc ici s’esquisser l’idée de l’existence d’une « famille » (ahl) spirituelle unie par la foi et l’obéissance à Dieu et, de façon plus générale, d’une précellence de la filiation par la foi sur celle de la chair. Cette notion fut largement reprise par de nombreux courants mystiques et demeure très présente dans le chiisme, où les croyants au cœur pur sont considérés comme appartenant à une même famille, celle de la gnose et de la sagesse (Bayt al-Ma’rifa wa-l-Hikma).
Salmân vécu par la suite aux côtés du Prophète durant l’ensemble de ses campagnes, avant d’être nommé par ’Omar [17] gouverneur de la ville perse d’Al-Madâ’in (la Ctésiphon actuelle, en Irak), fonction qu’il n’accepta qu’après avoir sollicité la permission de l’Imâm ’Alî. Cet aspect est essentiel dans le chiisme, la « permission » d’un Imâm donnant à sa fonction une dimension spirituelle profonde, au-delà de son aspect historique et matériel. Il se singularisa de par son profond sens de la justice et son équité, ainsi que par la grande simplicité de son mode de vie : il refusa toute richesse et confort matériel, préférant dormir sous un arbre que dans un palais. Malgré son statut de gouverneur, il continua à exercer son métier d’artisan, fabriquant des paniers en osier et donnant un tiers de la somme récoltée aux pauvres. Il impressionnait également par son savoir et sa grande piété ; sa sagesse ayant été parfois comparée à celle de Salomon. Selon une anecdote célèbre, un jour, un damasquin arrivant dans la ville le prit pour un pauvre et lui demanda de porter ses affaires en échange de quelques sous. En entendant les gens saluer respectueusement leur gouverneur, il comprit qui il était et se confondit en excuses. Cependant, refusant de déposer les biens qu’on lui avait chargé de porter, Salmân aurait répliqué « un contrat est un contrat ». Selon plusieurs récits de la tradition musulmane, sa personnalité charismatique contribua grandement à la propagation de l’islam dans la région. Peu avant sa mort, son compagnon Sa’ad Ibn al-Abî Waqas le trouva sanglotant de n’avoir pas « respecté » l’une des paroles du prophète Mohammad recommandant de vivre tel un voyageur n’emportant avec lui que quelques provisions, regrettant amèrement d’avoir vécu au milieu de tant d’opulence. Sur ce, Sa’ad regarda autour de lui et ne vit qu’une simple paillasse, une écuelle et un récipient pour les ablutions… Certaines traditions évoquent également l’existence d’un « secret » que Salmân aurait transmis durant ses derniers jours à Qâsim ibn Mohammad, petit fils d’Abû Bakr [18]. A l’annonce de sa mort prochaine l’Imâm ’Alî, alors à Médine, se rendit à Madâ’in pour laver son corps (ghosl) et l’envelopper dans son linceul (kafan). Selon certains récits, le prophète Khezr aurait également été présent lors de son décès. [19] Il mourut durant le règne d’Othmân, vers 640, la nuit du 15 sha’bân [20], et fut enterré dans cette même ville. [21] Sa tombe demeure visitée par de nombreux pèlerins et ce jusqu’à nos jours.
Symbolique de Salmân [22]
Salmân le Perse incarne la quête absolue de la vérité ayant à la fois une dimension intellectuelle -examen critique de plusieurs cultes et religions [23] – et éminemment concrète : son parcours semé d’épreuves constitue autant d’étapes d’un parcours initiatique et mystique l’affranchissant peu à peu de toutes les attaches de ce monde (rejet de sa famille, abandon du confort et du luxe de son lieu de naissance, vente en tant qu’esclave, insultes et brimades de son maître à Qubâ associés à une patience et une foi à toute épreuve…). [24] Son cheminement spirituel correspond parfaitement à la démarche de foi d’Abraham, fuyant le polythéisme de sa terre natale pour répondre à l’appel divin et partir à la quête de la religion de vérité [25]. En outre, sa conversion à l’islam marque son affranchissement de sa condition d’esclave, symbolisant la dimension libératrice de la foi dans la soumission même à un créateur unique. Son acceptation des épreuves rendit possible sa rencontre avec le prophète, puisque c’est le fait même d’être vendu en esclave qui lui permit de se rapprocher de Médine et d’apprendre sa venue dans cette ville. Cette soumission à toute épreuve l’aida en parallèle à se délivrer de son « moi » égoïste pour se rendre capable, de par la pureté de son âme, de reconnaître le prophète, incarnant la vérité spirituelle par excellence. Ainsi, son parcours n’est pas sans rappeler certains éléments de la vie de Joseph telle qu’elle est décrite dans le Coran, notamment sa vente comme esclave, sommet de la soumission et de la privation de liberté, devenant paradoxalement un moyen d’élévation et de réalisation du dessein divin. [26] Salmân personnifie donc à la fois le « pauvre en Dieu » (faqîr ila-llah) consistant en un abandon volontaire des biens et richesses terrestres pour la recherche de la vérité, et le gnostique achevé, ayant atteint un haut degré de connaissance spirituelle. L’Imâm ’Alî l’avait d’ailleurs surnommé « Luqmân », considéré comme le sage par excellence. [27] Cette mystérieuse figure est mentionnée dans la sourate 31 qui porte son nom, et dans laquelle est évoqué l’enseignement qu’il donna à son fils : « Et lorsque Luqmân dit à son fils tout en l’exhortant : « O mon fils, ne donne pas d’associé à Allah, car l’association [à Allah] est vraiment une injustice énorme […] ». [28] Après avoir proclamé l’unicité absolue de Dieu, dogme central de l’islam, Luqmân donne ensuite des conseils à portée éthique en enjoignant notamment son fils de respecter ses parents et d’avoir un comportement vertueux, tout en l’invitant à la patience et à l’humilité dans la voie de Dieu : « Sois modeste dans ta démarche, baisse la voix ». [29] Ces conseils – respects des ancêtres, humilité, silence – ne sont pas sans rappeler certains aspects centraux de la sagesse asiatique ou de certains courants de pensée de la Grèce antique. Le Coran évoque ici en filigrane que les bases de la conduite morale dispensées par Mohammad (saaw) – et les prophètes qui l’ont précédé – ont des racines profondes, et furent enseignées par de grands sages avant lui. Dans ce sens, qualifier Salmân de « Luqmân » vise de nouveau à rappeler la dimension universelle du message divin professé par le Coran et la présence d’une sagesse intemporelle qui, avant même les grandes révélations monothéistes, aurait été « inspirée » par Dieu à certains grands hommes n’étant ni arabes ni sémites. Ainsi, selon Abû-l Hasan al-Amirî, Luqmân serait le « premier sage et philosophe » et aurait été le maître d’Empédocle. Ce dernier aurait ensuite diffusé sa sagesse en Grèce, notamment auprès de Pythagore, qui la transmit ensuite à Socrate, pour enfin inspirer la pensée de Platon et d’Aristote. Si l’on suit cette vision, la philosophie grecque peut dès lors s’accorder avec les enseignements coraniques en ce qu’ils puisent leur source à une « même lumière » sapientale, permettant ainsi une réconciliation entre Révélation et philosophie. Dans ce sens, Salmân serait l’ultime manifestation d’une sagesse éternelle divine s’étant actualisée en différents lieux et époques.
Salmân dans le soufisme et le chiisme :
Salmân est également une figure importante dans certains mouvements soufis, notamment dans les ordres Naqshbandî et Oveyssî-Shâhmaghsoudî. De façon générale, le cheminement de Salmân, recherchant la vérité en passant de maître en maître, reflète le parcours à accomplir par chaque pèlerin soufi, jusqu’à l’atteinte ultime de la vérité symbolisée pour Salmân par sa rencontre avec le prophète Mohammad. En outre, le fameux « secret de la chaîne d’or » qu’il aurait transmis au petit fils d’Abû Bakr peu avant sa mort a également été à l’origine de nombreuses gloses et a servi de bases à la définition de certaines pratiques spirituelles au sein de plusieurs confréries soufies. Un épisode fameux de la vie de Salmân a également marqué certaines traditions soufies : reprochant à l’un de ses compagnons, Abû Darda, son excès d’ascétisme qui l’avait conduit à délaisser sa femme et ses enfants pour se consacrer uniquement à l’adoration de Dieu, il lui déclare : « Ton Seigneur a un droit sur toi, ton âme a un droit sur toi, et ta famille a un droit sur toi, donne à chacun ce qui lui est dû ». Salmân se fait donc l’apôtre d’une spiritualité tournée vers l’autre, insistant sur la nécessité de ne pas fuir la vie terrestre mais de la considérer davantage comme un « champ » qu’il faut faire fructifier par ses actes d’adoration personnels, mais également par ses activités dans la société. L’anecdote fut par ailleurs rapportée au Prophète, qui acquiesça et loua la profonde sagesse de Salmân.
De grands mystiques et maîtres de la gnose spéculative tels qu’Ibn ’Arabî ont aussi accordé une attention particulière au personnage de Salmân le Perse. Ainsi, dans Al-Futûhât al-Makiyya, il présente Salmân comme l’archétype même du pôle (qutb) et l’héritier du sens secret (sirr) des révélations passées. Salmân est également une figure centrale de la spiritualité chiite iranienne. De par ses origines mazdéennes, il est considéré comme un haut médiateur liant de façon indéfectible la communauté iranienne musulmane et la famille du Prophète, ainsi que comme un véritable « pont » entre l’héritage monothéiste perse ancestral et la nouvelle révélation mohammadienne. [30] Il fonde ainsi, comme nous l’avons évoqué, un lignage basé non pas sur les liens de la chair, mais sur l’appartenance à une famille spirituelle animée par une même quête, et dont le père est l’Imâm en tant qu’archétype du sens spirituel profond de toute révélation prophétique. Il est aussi tenu en haute estime de par son soutien à ’Alî – qu’il reconnaissait comme le seul héritier spirituel légitime du Prophète [31] – et du fait de sa proximité avec la Famille du Prophète, notamment avec Fâtima. Dans la gnose chiite, Salmân incarne également l’archétype de l’Etranger qui s’expatrie et sacrifie tout sur le chemin de la vérité. Cette notion d’ « émigration » (hijra) pour la cause de Dieu est essentielle dans l’islam et est considérée comme manifestant l’un des plus hauts degrés de la foi. [32] Selon Henry Corbin, le cas de Salmân fait parfaitement écho à la fameuse sentence du sixième Imâm, Ja’far as-Sâdiq : « L’islam a commencé expatrié et reviendra expatrié comme il l’était au commencement. Bienheureux ceux d’entre la communauté de Mohammad qui s’expatrient (ghorabâ) » [33], qui implique en elle-même toute une spiritualité et une attitude par rapport au monde terrestre. Ce dernier est avant tout considéré comme un lieu de « passage » préparant le retour vers la Patrie originelle, scellant dès lors le statut de perpétuel expatrié du mystique en ce monde. [34] Salmân est l’expatrié par excellence, n’ayant sacrifié sa quête à aucun plaisir terrestre ; sa persévérance et sa constance sur la Voie au-delà des épreuves l’érigeant ainsi en modèle du croyant parfait. Le Bihâr al-Anvâr de Majlîsî évoque à ce titre une célèbre prière récitée par les pèlerins visitant le sanctuaire de Salmân, situé en Irak : « Que je vive et meure, ami fidèle, comme toi… qui n’a pas trahi ». [35] Selon la tradition chiite, Salmân aurait également rempli le rôle d’initiateur du sens caché des révélations précédentes auprès du prophète Mohammad (saaw), fonction éminente qu’Henry Corbin a qualifiée de « magistère angélique », qui l’aida « à prendre conscience des états spirituels des prophètes antérieurs et à les reproduire en lui-même ». [36] Cette dimension du personnage a des conséquences essentielles dans la théorie de la connaissance et dans le rapport du croyant au livre sacré en ce qu’elle fonde l’authenticité de l’exégèse spirituelle (ta’wîl), notion centrale du chiisme, impliquant l’existence d’un sens caché des révélations susceptible d’être dévoilé en partant de leur « lettre » ou apparence extérieure (zâhir) pour être progressivement reconduit à son sens premier et véritable (bâtin). [37] Salmân peut dès lors être considéré comme le premier exégète du Coran et le premier gnostique de l’islam. [38] Enfin, le lien étroit unissant Salmân au Prophète ne serait en réalité que la manifestation terrestre de la réalité archétypale du prophète « inspiré » par l’Ange de la Révélation ; chaque croyant étant lui-même invité, par sa pratique religieuse et une ascèse purificatrice, à découvrir et se laisser guider par le « Salmân de son être », c’est-à-dire par l’Ange de la connaissance lui révélant les sens profonds de la Révélation et les hautes vérités mystiques. [39]
L’importance de Salmân dans la spiritualité de Louis Massignon
La figure de Salmân le Perse a eu une grande influence sur le parcours spirituel et intellectuel de Louis Massignon. Aux côtés d’Abraham, de Fâtima et des Sept Dormants d’Ephèse, Salmân le Perse – qu’il considérait comme l’initiateur de l’”islam iranien” [40] – fait selon lui partie des archétypes communs au christianisme et à l’islam, notamment en ce qu’il n’avait, selon lui, « pas renié le Christ ». C’est aussi face à la tombe de Salmân le Perse à Ctésiphon, en 1908, que Massignon aurait vécu une expérience spirituelle décisive. Selon ses propres mots, il aurait reçu une « visitation de l’étranger » – dont l’identité est tue – bouleversant son existence ; manifestation d’un Feu divin au plus profond de lui-même ravivant une foi intense : « celle que Hallâj [et non Charles de Foucauld] m’a fait retrouver, du fond de mon abîme d’indignité impersonnelle, sur le Tigre, devant Salmân Pâk ». [41] Qui fut ce mystérieux « étranger » dont il reçut la visite durant cette fameuse soirée de mai 1908 ? Faut-il y voir le début d’une initiation spirituelle dont le pôle aurait été Salmân lui-même, celui qui, pour Louis Massignon, incarne avant tout l’Amour, avant même d’être l’Initiateur ? [42] Cet événement n’est pas sans rappeler un certain type d’initiation réalisée par un « maître personnel invisible » (ostâd ghaybî) de la trame de l’histoire mais présent au cœur de chaque pèlerin mystique en quête de vérité, et dont Khezr-Elie constitue l’archétype par excellence. [43] Massignon peut également être considéré comme l’un de ces expatriés animé par une quête de la Vérité, au-delà des évidences et des canons imposés. De l’Egypte à l’Irak en passant par le Maroc et Jérusalem, son parcours spirituel animé par un profond élan d’Amour en fait, selon l’expression de Jean Moncelon, un « Salmân » de notre temps. [44] Salmân le Perse a contribué à inaugurer un idéal de chevalerie mystique basée sur une filiation spirituelle, et dont la quête de Vérité prend les allures d’une véritable épopée destinée à se réaliser dans le cœur de chaque croyant. Il est donc le modèle du croyant par excellence, tout en incarnant pour la conscience gnostique une spiritualité avant tout intérieure dont l’horizon est déterminé par la présence d’un « guide ». Il fait donc partie des « médiateurs » susceptibles de se manifester à la conscience du fidèle au cœur pur afin de le guider dans sa quête vers l’Outre monde. Il incarne enfin le but et désir ultime de tout pèlerin mystique : entendre un jour, avec les oreilles du cœur, s’élever en lui un murmure faisant écho à la fameuse phrase du Prophète adressée à Salmân : « Tu fais partie de nous… (intâ minnâ…) ». Bibliographie
Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 1, 3 et 4, Gallimard, 1971.
Ibn ’Arabî, Al-Futûhât al-Makkiya (Les illuminations de la Mecque), traduction de Michel Chodkiewicz, Albin Michel, 1997.
Lings, Martin, Le Prophète Mohammad, Seuil, 1983.
Majlisî, Mohammad Bâqir, Bihâr al-Anvâr, Dar al-Fiqh lil-Tibâ’ah wa-l-Nashr, Al-Taba’ 1.
Massignon, Louis, « La visitation de l’étranger », in Parole Donnée, Seuil, 1983.
Massignon, Louis, « Salmân et les prémisses spirituelles de l’Islam iranien », Parole donnée, 1934.
Moncelon, Jean, « Salmân Pâk dans la spiritualité de Louis Massignon », Luqman, Annales des Presses Universitaires d’Iran, Automne-Hiver 1991-92.
Notes
[1] Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 4, Gallimard, 1971, p.277.
[2] Nous nous inspirons ici de la traduction du texte réalisée par Henry Corbin du « Récit de l’archange empourpré » (’Aql-e Sorkh) : in Sohravardî, Shihâboddîn Yahyâ, L’archange empourpré, Quinze traités et récits mystiques, traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
[3] Notamment dans l’article lui étant consacré dans l’Encyclopédie de l’Islam publiée en 1927, rédigé par J. Horovitz et G. Devi Della Vida.
[4] Nom des Temples du feu mazdéen.
[5] Cf. sourate Al-Ana’âm (les bestiaux), versets 75-79.
[6] Cette aptitude à reconnaître les « signes » (ayât) envoyés par Dieu et à s’y soumettre est un trait essentiel des vrais croyants mentionné dans de nombreux versets du Coran.
[7] Abdul Wâhid Hamîd, Companions of the Prophet, Vol. 1, Muslim Education & Literary Services, 1995.
[8] Lings, Martin, Le Prophète Mohammad, Seuil, 1983.
[9] Salmân a sans doute traduit plusieurs sourates du Coran, cependant, il ne reste aujourd’hui que sa traduction de la première sourate.
[10] Nom de la 33e sourate du Coran, faisant référence aux Mecquois et autres tribus ayant combattu le prophète et ses compagnons durant la bataille du fossé.
[11] La véracité de ce récit a néanmoins été contestée par certains historiens et orientalistes, indiquant que les récits les plus anciens de la Bataille du Fossé ne mentionnent généralement pas l’intervention de Salmân, qui aurait été « ajoutée » à postériori en vue de justifier l’utilisation de ce moyen de défense qui était communément utilisé en Perse. Cependant, la majorité des historiens s’accordent à reconnaître son authenticité.
[12] Le mot « ansârs » (« partisans » en arabe) fait référence aux nouveaux convertis à l’islam et compagnons du prophète Mohammad issus de la ville de Médine (appelée Yathrib à l’époque).
[13] Les muhâjirûns (« exilés » en arabe) sont les compagnons du Prophète qui émigrèrent à ses côtés de La Mecque à Médine, marquant le début de l’Hégire (hijra) signifiant l’ « exil » ou l’ « émigration », en 622.
[14] Cette expression peut-être également littéralement traduite par « Gens de la Maison ». Il faut cependant noter que la notion de « Ahl al-Bayt » ne recouvre pas exactement la même signification dans le sunnisme et dans le chiisme. Pour les chiites, qui se basent notamment sur le « Hadîth du manteau » (Hadîth-e Kisâ’), les Gens de la Famille font référence au Prophète Mohammad, sa fille Fâtima, son gendre et neveu ’Alî, et ses deux petits-fils Hasan et Hossein. Par extension, ils incluent également leurs descendants, c’est-à-dire les neuf autres Imâms du chiisme duodécimain, jusqu’à l’Imâm al-Mahdî, et quatre autres pour les Ismaéliens, jusqu’au fils de Ja’far al-Sâdiq, Ismâ’il Ibn Ja’far. Pour les sunnites, l’expression recouvre une signification plus large, pour inclure les Hachémites et l’ensemble des femmes de Mohammad ainsi que leurs descendants jusqu’à aujourd’hui.
[15] Coran, 11:45
[16] Coran, 11:46
[17] Il aurait été nommé à cette fonction malgré son dégoût par rapport à toute fonction politique. Ainsi, lors de sa nomination comme gouverneur, il aurait déclaré : « Je préfère manger du sable que de gouverner deux personnes ».
[18] Son nom complet étant Imâm Abû Adur-Rahmân Qâsim ibn Mohammad ibn Abû Bakr as-Siddîq.
[19] Une anecdote rapporte que la seule chose précieuse possédée par Salmân était un petit sac de musc, qu’il demanda à sa femme de lui amener peu avant de mourir. Il le mélangea dans un peu d’eau avant de demander à cette dernière : « Asperge ce musc autour de moi, les anges de Dieu ne mangent pas des nourritures terrestres mais aiment le parfum »… Il lui demanda alors de se retirer et rendit l’âme.
[20] Cette date est centrale pour les chiites car elle est celle de la naissance de l’Imâm Mahdî, ou l’Imâm du Temps.
[21] Son tombeau est situé à proximité de la grande arche ou « Tâq » de Ctésiphon, seul monument restant de l’époque, situé dans la ville actuelle de Salmân Pâk en Irak.
[22] Le nom même de Salmân signifie « sécurité ». Il lui aurait été attribué à la suite d’une visite du prophète Mohammad alors qu’il était malade, et au cours de laquelle il pria pour qu’il soit préservé des maladies du corps et de l’âme. Il faut également relever ici la racine commune de « Salmân », « islâm » et « muslim » (musulman ; littéralement « soumis »), tous trois issus de la racine « s-l-m » évoquant l’idée de paix ou encore de soumission face à la volonté divine.
[23] Ses maîtres principaux, des chrétiens ayant une foi pure, sont d’ailleurs évoqués dans le Coran dans le verset 82 de la sourate Al-Mâ’ida (La table servie) : « Tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants sont ceux disant : « Nous sommes chrétiens ». C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil. Et quand ils entendent ce qui a été descendu sur le Messager, tu vois leurs yeux déborder de larmes, parce qu’ils ont reconnu la vérité ».
[24] La condition fixée par son maître juif pour sa libération – planter plusieurs centaines de jeunes palmiers et les entretenir jusqu’à ce qu’ils croissent de façon normale, exigeant une attention et une constance à toute épreuve – est également un élément essentiel du parcours initiatique : la patience et la foi inébranlable en la sagesse et la miséricorde de Dieu, qui transforme les pires épreuves en moyen d’élévation ultime de l’âme effectué grâce à un affranchissement progressif de toute attache terrestre.
[25] Le Coran désigne l’adepte d’un monothéisme pur par le vocable de « hanîf » : « Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais il était un monothéiste convaincu et entièrement soumis à Dieu (hanîfan musliman). » (3 : 67) ; « A ceux qui disent : « Faites-vous juifs ou chrétiens et vous serez dans le droit chemin ! » Réponds : « Non ! Suivons plutôt la religion d’Abraham, ce pur monothéiste (hanîf) qui ne s’est jamais compromis avec les païens ! » (2:135).
[26] Ainsi, le stratagème des frères de Joseph consistant à se débarrasser de lui en le jetant dans un puits permit à une caravane qui passait par là de le trouver, puis de le vendre à al-Azîz, grand intendant d’Egypte, et donc de le rapprocher du pouvoir, permettant ensuite à son rêve initial – la prosternation de onze étoiles, du soleil et de la lune symbolisant les membres de sa famille – de se réaliser.
[27] « Nous avons effectivement donné à Luqmân la sagesse (hikma) », (31-12). De nombreuses versions existent concernant l’identité de Luqmân, certains voyant en lui un sage oriental ou chinois, alors que d’autres l’identifient au prophète Salomon, ou encore à un sage du Proche Orient ancien ou l’un des maîtres d’Empédocle. Il est dans tous les cas l’archétype même de l’homme éclairé étant parvenu à saisir la réalité profonde et ultime des choses, au-delà de leur apparence trompeuse perçue par la grande majorité des hommes. Il semblerait avoir vécu une vie de plusieurs centaines d’années en profonde harmonie avec la nature, et la faculté de comprendre les hautes réalités du monde lui aurait été donnée par Dieu lui-même par l’intermédiaire d’un ange.
[28] Coran, 31:13.
[29] Coran, 31:19.
[30] A ce titre, nous pouvons également citer ce hadîth de Bukharî concernant Salmân Pâk qui traduit l’estime profonde que le Prophète Mohammad avait pour lui et, indirectement, pour son peuple : « Alors que nous étions un jour assis aux côtés du Prophète, la sourate « Al-Jumu’a » (le vendredi) lui fut révélée. Lorsqu’il récita le verset « C’est Lui [Dieu] qui a envoyé à des gens sans Livre [al-Omiyyin, litt. « les illetrés » pour faire référence aux Arabes de l’époque] un Messager des leurs pour leur réciter Ses versets, les purifier et leur enseigner le Coran et la sagesse, alors qu’hier encore ils étaient plongés dans l’égarement manifeste. Et de ce message, Dieu fera bénéficier d’autres parmi ceux qui ne les ont pas encore rejoints », (62:2-3). Je lui demandais : « Qui sont-ils, O Messager de Dieu ? » Salmân était alors parmi nous. Après avoir répété trois fois ma question, le Messager de Dieu posa sa main sur Salmân et dit « Si la foi – ou la science, selon les versions – était aux Pléiades, même des hommes de ce peuple [de Salmân, c’est-à-dire les Iraniens] l’aurait atteint ». Cette parole du Prophète a été largement reprise par la tradition iranienne et figure notamment sur le billet de 50 000 rials dans la version persane suivante : « Dânesh agar dar thorayâ ham bâshad, mardânî az sarzamîn-e pârs bar ân dast khâhand yâft ».
[31] Il aurait ainsi déclaré aux partisans d’Abû Bakr qu’ils avaient bien fait d’élire un homme âgé et donc expérimenté, tout en ayant néanmoins tort de s’éloigner ainsi de la Famille du Prophète.
[32] De nombreux versets traitent de cette notion : « Ceux qui ont cru, qui ont émigré, qui ont combattu au service de Dieu, ainsi que ceux qui les ont accueillis et secourus, ceux-là sont les vrais croyants auxquels l’absolution de leurs péchés et une généreuse récompense seront accordées » (8:74) ; « Ceux qui ont émigré pour la Cause de Dieu, après avoir subi des injustices, Nous les installerons dans une situation agréable en ce monde, et leur rétribution dans la ville future sera encore plus belle. » (16:41).
[33] Op. Cit. Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 1, p.92.
[34] Cet « état » d’expatrié a été notamment abordé par les récits initiatiques de Sohrawardî, et notamment « Le Récit de l’exil Occidental » (Qissat al-ghorbat al-gharbîya).
[35] Op. Cit. Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 2, p.381.
[36] Ibid., T. 1, p. 171.
[37] Le « bâtin » comportant lui-même plusieurs niveaux. Ce processus de reconduction au sens originel est parfaitement évoqué par la notion même du « ta’wîl », masdar du verbe de IIe forme « awwala » venant lui-même de « awwal », signifiant « premier ».
[38] L’Imâm Ja’far as-Sâdiq l’a ainsi surnommé l’ « esprit de l’exégèse (ta’wîl) ».
[39] Cette thématique est également très présente dans l’ismaélisme. Salmân est également présent dans de nombreux récits mystiques du chiisme duodécimain : il est notamment le récitant de la fameuse histoire aux allures d’expérience visionnaire et initiatique intitulé le « Récit du nuage blanc », qui fut notamment commenté par le grand philosophe et gnostique Qâzî Sa’îd Qommî (1639-1691).
[40] Louis Massignon, « Salmân ou les prémices spirituelles de l’Islam iranien », in Parole donnée, 1934.
[41] Op. cit. Moncelon, Jean, « Le secret de Louis Massignon », International Conference Louis Massignon, The vocation of a Scholar, University of Notre-Dame, Indiana, USA, 2-5 octobre 1997.
[42] Moncelon, Jean, « Salmân Pâk dans la spiritualité de Louis Massignon », Luqman, Annales des Presses Universitaires d’Iran, Automne-Hiver 1991-92.
[43] Se référer à un article précédent sur Khezr et la notion d’Initiation : Neuve-Eglise, Amélie, « Khezr : du prophète au guide personnel vers la « Source de la vie » », Revue de Téhéran, No. 26, janvier 2008.
[44] Moncelon, Jean, « Salmân Pâk dans la spiritualité de Louis Massignon », Luqman, Annales des Presses Universitaires d’Iran, Automne-Hiver 1991-92, p.7.
SOURCE : AL-IMANE.COM